Maîtriser l’intime pour transmettre l’Universel.
Je suis ravie aujourd’hui de vous présenter un grand cinéaste, lauréat de trois Emmy Awards dans le cadre de la série HBO 100 Foot Wave, une victoire en 2024 comme chef opérateur et deux victoires en septembre 2025 en tant que chef opérateur et producteur. Il a réalisé le documentaire Dos Au Mur et a gagné deux prix.
Je remercie Vincent Kardasik pour sa disponibilité, sa sincérité, sa passion pour véhiculer des émotions fortes. Ici, il nous parle de la manière dont il gère ses émotions. Une thématique qui m’est chère dans l’exercice de mon propre travail, une thématique qui l’anime en lien avec une histoire personnelle hors du commun.
Dans le monde du cinéma et du documentaire, la gestion des émotions ne se limite pas à la simple maîtrise de soi. Elle est une compétence professionnelle essentielle, un « double travail » crucial qui implique de gérer simultanément les émotions de l’entourage et les siennes, tout en veillant à ce qu’elles soient transmises efficacement au public. L’expérience de Vincent Kardasik, réalisateur et chef opérateur spécialisé dans l’image aquatique, met en lumière un paradoxe central de la régulation émotionnelle professionnelle : la nécessité de porter un masque pour rester efficace, même face à l’intimité et à la souffrance.
I. Le Masque Professionnel : Un Acte de Préservation Nécessaire.
Le plateau de tournage, en particulier dans le domaine documentaire, est un environnement où la pression psychologique et les enjeux narratifs peuvent être extrêmes. Le professionnel se trouve dans l’obligation de « mettre un masque » ou de « jouer un rôle » pour maintenir l’objectivité technique et être un point d’ancrage sécurisant pour le sujet filmé. Cette attitude est une stratégie de survie professionnelle indispensable.
- Mettre ses émotions de côté pour la performance : Le professionnel ne peut pas se permettre de « craquer » (pleurer ou exploser de rire) car cela ruinerait la prise de vue et la prise de son. Il doit conserver une régulation émotionnelle stable pour diriger et offrir un espace sécurisé au sujet filmé.
- Adapter l’approche relationnelle : La gestion des émotions varie selon l’interlocuteur.
- Face à des non-professionnels abordant un sujet tabou ou intime, le réalisateur doit se faire pédagogue et « jouer ce rôle à fond » pour guider l’interview et en tirer le meilleur parti.
- Avec des acteurs reconnus, l’approche doit être naturelle et sincère pour éviter de « jouer un jeu ».
II. Le Poids Psychologique du Succès et de l’Attente.
L’atteinte d’un succès majeur, tel que remporter plusieurs Emmy Awards, n’est pas une fin en soi psychologiquement. Elle introduit une nouvelle charge émotionnelle à gérer : le poids de l’attente et le syndrome de l’imposteur.
- La priorité à l’attente : Au lancement d’un nouveau projet majeur, l’émotion dominante n’est pas l’enthousiasme créatif, mais plutôt le poids de l’attente après avoir remporté des prix.
- La peur de l’annulation : L’artiste a tendance à voir le verre à moitié vide, sachant que, quelle que soit l’ampleur d’un projet sur le papier, celui-ci peut être annulé à tout moment tant qu’il n’a pas commencé à tourner.
- Le pragmatisme face à l’émotion : Après la retombée émotionnelle des récompenses, il est crucial de mettre l’émotionnel de côté et de rester pragmatique pour évaluer les nouvelles opportunités, aller au-delà de l’aspect financier, et prendre des décisions pour franchir un nouveau cap professionnel.
III. Stratégies de Régulation et d’Équilibre : La Distance Salvatrice.
Pour gérer l’accumulation de stress, de pression et du poids des attentes, l’expérience mène à l’adoption de stratégies de régulation émotionnelle matures, centrées sur la dissociation et l’équilibre de vie.
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L’Ancrage et la Respiration.
La méthode la plus efficace pour canaliser ses émotions est le travail de respiration. L’apprentissage du recul est essentiel : s’isoler quelques minutes, faire le point, respirer, et remettre les choses dans leur contexte avant le tournage ou une fois le matériel rangé.
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La Dissociation Identitaire.
Le travail peut devenir tellement prenant et envahissant qu’il finit par déborder sur la vie personnelle, la santé, et l’équilibre.
- La clé pour retrouver la lucidité est d’apprendre à créer une distance entre ce que l’on est et le rôle que l’on occupe.
- Note psychologique : Le fait de dissocier le « moi » de la « performance professionnelle » permet de décharger l’identité de l’enjeu du succès ou de l’échec. Un échec de projet n’est pas un échec personnel si l’on a « donné tout ce que l’on pouvait ».
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Retrouver l’Équilibre Personnel (Dépassement du Burn-out).
Le risque d’atteindre le « point de non-retour » (burn-out) est réel. Un rééquilibrage de vie est impératif :
- Rebondir à temps pour que la vie personnelle reste une priorité.
- Laisser de la place à d’autres activités et se rouvrir à des passions oubliées.
- Accepter de ne pas imposer aux activités personnelles le même niveau d’exigence que celui du travail.
Aujourd’hui, c’est cette distance qui permet de revenir au métier avec plus de lucidité : le métier fait partie de soi, mais il ne définit pas entièrement la personne.
IV. Le Transfert Émotionnel et le Poids des Récits.
Le métier de documentariste, qui va chercher l’intimité profonde des sujets, crée un phénomène psychologique de transfert émotionnel.
- Porter la douleur des autres : Par la nature intime et longue des projets, on développe de l’affection ou de la sympathie pour les sujets. Il existe une tendance à « plus porter les peines des talents que leur joie ». Des histoires poignantes laissent des « traces » ou des « cicatrices » profondes.
- Transformer les cicatrices en outils : Bien que douloureuses, ces cicatrices peuvent être transformées en outils utiles pour les futures rencontres. Cependant, certaines expériences persistent, portant même le poids du regret, comme ne pas être intervenu pour éviter des revers de carrière à un jeune talent.
- L’origine personnelle de la passion : L’attachement à l’image et à l’émotion trouve souvent sa source dans une histoire personnelle. Pour Vincent Kardasik, c’est l’héritage d’une sensibilité transmise par son père, dont la perte brutale est une « cicatrice omniprésente ». Ce lien profond entre l’intime et le professionnel rend la quête pour véhiculer des émotions d’autant plus essentielle.
Vous trouverez ses ouvrages via son site web : https://www.vincentkardasik.com.
Conclusion
La gestion des émotions est un processus d’apprentissage continu. Elle exige de la discipline pour mettre le masque professionnel, mais aussi une vulnérabilité suffisante pour accueillir et transformer le poids des histoires vécues. L’équilibre s’atteint en apprenant à se distancier du rôle que l’on occupe, à prioriser son bien-être personnel et à utiliser la respiration comme ancre, garantissant ainsi que le travail, passionnant, reste une partie de soi sans la définir entièrement.
Joéline Andriana, Docteur en psychologie.
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